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1. LA PRESSION FONCIERE

Logiquement, l’évolution des paysages renvoie aux affectations du sol et aux vocations qui lui sont allouées pour accueillir telle ou telle activité. La transformation d’une terre à vocation agricole en un lotissement périurbain, ou sa lente évolution vers la friche ou la forêt, correspondent à des changements de la structure foncière du territoire, qui détermine en grande partie le paysage.

Or dans les Alpes de Haute Provence, le constat général fait par les acteurs locaux est que l’espace ne manque pas. Les changements d’affectation des sols se font le plus souvent en situation d’abondance du sol. La seule contrainte objective qui limite de manière rédhibitoire la disponibilité du sol, au-delà du relief parfois escarpé, est la contrainte du risque naturel. Ainsi plusieurs communes possèdent des Plans de Prévention des Risques (PPR), pour les inondations principalement, qui gèlent effectivement des terrains pour la construction ou certaines activités. En dehors de cette contrainte, les collectivités disposent d’un volume foncier important dont elles déterminent les affectations sous la contrainte des lois d’urbanisme et d’aménagement. Malgré cela, le prix des terrains, notamment à bâtir, a considérablement augmenté depuis trois ans dans le département. Ce phénomène incite les acteurs locaux à voir les signes d’une nouvelle « pression foncière », inconnue jusqu’alors.

La demande de terrain est effectivement importante dans le département, et s’exprime dans différentes catégories. Dans le domaine des résidences principales, le département connaît une croissance démographique liée à l’influence urbaine et à l’attractivité de la Vallée de la Durance. Sa vocation d’axe de communication, confortée par la présence de l’autoroute A51 a encouragé l’installation d’activités industrielles dans la Vallée. Même peu nombreux, ces projets ont un impact très fort sur la démographie locale. Une usine chimique attire en effet un personnel qualifié, essentiellement extérieur au département, et qui doit se loger dans des délais très courts. Cet afflux de population dont le pouvoir d’achat est potentiellement élevé entraîne une série d’activités dans son sillage. Dans le même temps, le différentiel des prix s’accentuant avec la métropole Aix-Marseille, de nombreux actifs travaillant en ville ont choisi d’établir leur résidence principale dans les Alpes de Haute Provence, où ils pouvaient obtenir un terrain comparable au tiers du prix aixois. Ce phénomène a pu s’étendre jusqu’à Sisteron grâce à l’autoroute. Cet afflux démographique se distingue des vagues précédentes, à savoir les néoruraux des années 70, les retraités de toutes origines, et les non-actifs bénéficiant de prestations sociales venus chercher une qualité de vie à moindre coût. Cet afflux touche en premier lieu les communes du Val de Durance, et Digne. Les villes du département deviennent à leur tour des pôles d’attraction, et la demande de résidences principales s’étend vers les communes périurbaines, puis s’estompe en remontant les vallées (Jabron, Duyes) : « Avant, la pression, c’était des gens d’ici qui étaient partis à Marseille, et qui voulaient revenir. Aujourd’hui, ce sont les cadres aixois qui s’étalent. En plus, il y a l’impact du TGV ».

Concernant les résidences secondaires, l’attrait du département ne s’est pas démenti. Tous les secteurs du département attirent les urbains de la région ou du Nord de l’Europe, principalement Belges, Suisses et Hollandais. La demande est centrée sur le bâti ancien, de préférence agricole (fermes isolées), et s’oriente de plus en plus vers les maisons de village. Plusieurs élus reconnaissent ainsi que c’est grâce aux résidents secondaires que les centres anciens ont pu être en partie rénovés. Seule exception à la règle, les stations de ski et de tourisme du Nord Est du département connaissent un taux extrêmement élevé de résidences secondaires dans du bâti semi-récent. Certains secteurs de moyenne montagne voient ainsi leur population quadrupler en saison touristique, et plusieurs hameaux devenir effectivement déserts le reste de l’année.

Enfin, l’agriculture continue de susciter une très forte demande foncière. En effet, la concentration du secteur agricole et l’augmentation de la taille des exploitations n’a pas cessé. Sur certaines communes toujours agricoles, on ne compte plus que deux ou trois exploitations, qui mobilisent l’ensemble du foncier agricole privé. La réforme de la politique agricole commune a encouragé cet agrandissement en affectant une prime à la surface cultivée ou en herbe. La maîtrise foncière est dès lors une ressource stratégique pour les agriculteurs. Dans le cadre des Contrats territoriaux d’exploitation, ce besoin de sécurité foncière est encore plus crucial puisque la signature d’un tel contrat suppose une sécurisation foncière sur au moins cinq années. Or la plupart des baux agricoles sont traditionnellement oraux, et donc fragiles en cas de changement de propriétaire du terrain loué. Dès lors, pour éviter la cessation de culture ou la fermeture d’un parcours, l’acquisition reste la solution la plus sûre pour l’exploitant.

L’ensemble de ces demandes foncières, qui semblent toujours croissantes, donne l’impression d’un manque de terre disponible sur le département, alors même que l’espace semble abondant et les paysages sont généralement ouverts. Cette pression supposée serait en fait rendue possible par des mécanismes de retenue foncière, qui bloquent une ressource pourtant disponible. Tout d’abord, c’est l’attachement particulier que vouent les propriétaires du département à leurs biens, même sans valeur : « Ici, les gens tiennent à leur terre et à leurs murs, plus qu’ailleurs » ; « Les espaces privés : ce sont des vieux locaux qui ne vendent pas ». Ensuite, ce sont les terres agricoles qui semblent se rassembler toujours entre les mêmes mains : « Les exploitations grandissent pour déclarer des hectares, qui ne sont pas entretenus. Il y aurait de la place ici pour installer de nouveaux agriculteurs, mais les familles se gardent la terre », déclare un élu ; « C’est un cercle vicieux : on s’agrandit toujours. Celui qui n’avance pas recule, je n’aime pas ça », reconnaît un éleveur.

D’autres blocages sont également liés aux résidences secondaires, et plus généralement à l’ensemble des nouveaux arrivants venus chercher une certaine tranquillité. Très vigilants sur le devenir de l’espace, ils sont attentifs à l’évolution foncière. Même s’ils ne sont pas grands propriétaires, ils s’opposent facilement à toute activité qui altérerait leur cadre de vie. Plusieurs élus se plaignent de ce réflexe « frileux » : « C’est l’avantage et les désavantages des néoruraux : ils ne veulent plus de voisins ni de touristes ; ils oublient qu’ils l’étaient » ; « Les gens qui cherchent un terrain, deviennent ensuite aussi frileux que les paysans. Ils prennent goût à la tranquillité, et ils oublient les conditions de la survie. Ils acquièrent un sentiment de propriété abstraite ». Les militants associatifs l’analysent ainsi : « Il y a les retraités de toute l’Europe. Ils sont propriétaires fonciers, défenseurs du patrimoine. Ils entrent dans les Conseils municipaux. (…) La nouvelle municipalité, ce sont les néoruraux. Ils sont contents d’avoir viré les paysans » : « Ce sont des populations nouvelles, auxquelles j’appartiens. Mais c’est différent, car ils viennent pour la beauté du paysage. C’est embêtant mais pas dramatique : ça verrouille le paysage, car les gens bougeront pour leur environnement ».

Dernier facteur de blocage, la propriété forestière privée est majoritaire dans le département, et surtout dispersée entre un nombre important de propriétaires. Ce morcellement et les stratégies distinctes que poursuit chaque propriétaire (production, loisir, esthétique ou simple abandon), font de la forêt privée un grand domaine foncier qui semble échapper aux acteurs locaux.

De ce tableau très noir, on pourrait déduire que les conflits fonciers doivent être permanents dans le département des Alpes de Haute Provence. Pourtant les mutations foncières et les changements de vocation des sols sont rapides, de l’avis de toutes les personnes interrogées. En effet, la hausse des prix encourage les mutations plus qu’elle ne les freine.

D’une part, la Vallée de la Durance, qui connaît la plus forte demande en résidence principale, est en même temps en situation de crise agricole. Les exploitations de vergers, déjà de grande taille, ne trouvent pas d’acheteurs, compte tenu des difficultés de la filière arboricole, et sont difficilement transmissibles. Dès lors, ce sont des terres rapidement disponibles pour l’urbanisation. De la même manière dans certaines communes des Préalpes qui attirent une nouvelle population urbaine : « Les enfants sont partis : aucun enfant ne veut travailler la terre. Il y a des endroits qu’on voulait laisser en agricole, mais les propriétaires ne le veulent pas ». C’est notamment la présence d’un bâti ancien, même délabré, qui « charge » le prix d’une terre agricole : « Les prix : où cela va s’arrêter ? On est complètement ahuris ! Il n’y a plus de corrélation entre le potentiel agricole et le prix de vente », s’effraie un technicien agricole ; « L’accès à la propriété pour les agriculteurs, c’est très difficile. Personne n’y peut rien. Un vieil agriculteur touche quatre fois plus en vendant à des étrangers », constate un agriculteur.

Cette conversion des terres agricoles est donc peu freinée par les concurrences foncières. Elle est même encouragée dans les communes limitrophes des pôles urbains, par des taux de taxation très réduits, en comparaison avec la commune centre. Ainsi, tous les bassins urbains du département ont vu apparaître des communes « dortoirs », qui attirent à elles une part plus importante de l’accroissement démographique, tout en maintenant les équipements collectifs à la charge de la commune centre. Ce phénomène de péri-urbanisation, en zone anciennement rurale, a permis une dispersion de l’urbain sur des espaces plus vastes, et évité sans doute que l’augmentation des prix ne se fasse sentir plus tôt. La mise à disposition de ces ressources foncières correspond à un choix de la collectivité, dont se félicite un professionnel de l’immobilier : « Sur l’urbanisation, les communes sont assez raisonnables. Elles débloquent du terrain à bâtir progressivement. Assez pour qu’il n’y ait pas de flambée des prix ». Autrement dit, ce sont les collectivités territoriales qui libèrent les ressources foncières en fonction de la demande exprimée sur le marché immobilier. La propriété foncière étant reconnue inviolable, les élus sont encouragés à mettre à disposition les terrains comme le souhaitent les actuels et futurs propriétaires fonciers. Dans une situation d’abondance foncière telle que nous l’avons décrite au départ, il est en effet possible d’accommoder l’ensemble des demandes, surtout lorsque localement, les intérêts des vendeurs et des acheteurs potentiels convergent objectivement (vallée de la Durance, communes périurbaines).

Cependant, la prise en compte des paysages amène nécessairement une donnée complémentaire dans ces accommodements. Elle incite en effet à considérer l’espace comme une ressource finie, et les aménagements comme des mesures irréversibles à moyen et souvent long terme. Or le marché immobilier peut s’adapter à la rareté de l’espace, mais il n’est pas capable de l’anticiper. Ce sont donc les collectivités qui sont investies de ce rôle d’économe de l’espace, garant d’un regard à long terme sur la disponibilité des biens communs. Plusieurs acteurs leur font le reproche de ne pas assumer ce rôle : un homme de lettres estime ainsi que « les maires ont le tort de se fier aux choses qu’ils voient. Ils ne voient pas l’avenir. Les collectivités se mordent les doigts des décisions d’il y a 20 ans, car c’est irréversible », tandis qu’un architecte constate : « Le problème ici, c’est qu’il y a beaucoup d’espace, et il n’y a pas de prise en compte de la qualité des paysages. C’est très rarement le souci des élus ». Si les outils d’intervention publique dans le domaine agricole, principalement la SAFER, s’avèrent incapables de maintenir durablement les vocations foncières des terres agricoles mises en vente, les collectivités vont pouvoir bénéficier prochainement de l’appui d’un Etablissement public foncier régional pour leurs acquisitions. Cependant, c’est dans le domaine de la planification urbaine que les élus sont les plus sollicités en tant que gestionnaires d’espaces à long terme.