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4. L’ACTIVITE AGRICOLE

Le département connaît deux logiques agricoles radicalement différentes : l’élevage domine à l’Est en montagne et moyenne montagne, et les productions végétales dominent à l’Ouest, sur les plateaux et les plaines, en culture sèche ou irriguée. Cette distinction se constate très nettement dans les paysages, mais elle suppose également deux problématiques totalement différentes quant aux interventions des exploitants dans la gestion de ces paysages.

A l’Ouest, essentiellement sur les collines et plateaux de Haute Provence et dans certaines vallées des Préalpes (Bléone, Duyes), la spécialisation de l’agriculture entraîne des changements rapides dans les types de culture, les exploitants recherchant une rentabilité maximale. Ainsi, la culture de la lavande et du lavandin s’est largement développée depuis le début des années 90, sous l’impulsion d’incitations publiques, mais les cours trop fluctuants font craindre à nouveau un recul de cette culture. De la même manière, le maïs s’est développé sur le plateau de Valensole grâce à l’irrigation, mais cette culture s’est avérée moins rentable à l’hectare que le blé dur, culture sèche, dès lors que la Politique Agricole Commune a subventionné les surfaces cultivées plutôt que les rendements (réforme de 1992) : « Au sud de Valensole, on a un retour à un élément ancien : les céréales. Au 13ème siècle, on faisait de grandes surfaces de blé, qui passaient par le péage, vers la Provence », rappelle un géographe.

Pour anticiper ces changements rapides, les exploitants qui investissent notamment dans la transformation des produits, cherchent à s’organiser en filière. Des quotas ont été mis en place pour le lavandin afin de contrôler le niveau de production. Mais ce processus d’optimisation permanente de la production est source de banalisation pour le paysage : l’abandon d’une culture laisse parfois quelques équipements en ruines dans le paysage, comme les distilleries de lavande ou les casseries d’amandes, mais les aménagements de l’espace disparaissent plus rapidement pour permettre la mise en place des nouvelles conditions d’exploitations. C’est le cas des arbres isolés qui disparaissent en bord des grandes parcelles, comme des plantations d’oliviers en plein champ qui ferment un paysage agricole traditionnellement ouvert. Plusieurs acteurs recommandent alors une intervention directe de la collectivité pour négocier avec le propriétaire exploitant la prise en compte de ces éléments de variété dans le paysage.

La dynamique agricole des pays de montagne et de moyenne montagne est toute autre, imprégnée du sentiment d’un long déclin : « Dans les communes de montagne, comme Barrême, l’agriculture a presque disparu : il ne reste que l’élevage ». L’élevage comme dernier rempart contre le sauvage, comme on verra plus loin, c’est la vision d’une agriculture en peau de chagrin, qui correspond au recul démographique de ces zones. Le tourisme d’hiver est venu un temps compléter le revenu agricole, et a encouragé les agriculteurs à la pluriactivité, aujourd’hui contestée : « L’agriculteur de montagne a des atouts, mais on va lui demander d’avoir une autre activité à côté. S’il ne fait pas autre chose à côté, il ne s’en sortira pas. Pourquoi est-il obligé de faire le double de travail ? On ne le demande à aucune autre couche sociale de la société » proteste un élu ; « Un agriculteur a une aire de camping. C’est comme ça, pour vivre il faut commercer ; on ne peut plus seulement vendre ses agneaux décemment » déplore un éleveur.

L’élevage, principalement ovin, et bovin dans les vallées alpines, est également tributaire des subventions allouées le plus souvent par animal. La « prime à l’herbe », transformée en mesure agro-environnementale, ainsi que l’Indemnité Compensatoire pour Handicap Naturel (ICHN) ont permis de compléter par des primes à l’hectare le revenu agricole. Cependant « il y a des zones que l’on abandonne car c’est loin, ou parce qu’il n’y a pas de foncier disponible » souligne un technicien agricole. En fait, le cheptel est stable sur la longue période, mais comme dans les productions végétales, il y a eu concentration de l’activité : moins de propriétaires ont des troupeaux plus importants. Les exploitations en transhumance paraissent les plus stables : en alpage en été, ils disposent de pâturages de demi-saison dans le département également, puis descendent passer l’hiver au bord de la Méditerranée, principalement dans la Crau. Quelques exploitants sédentaires disposent de suffisamment de terres et de parcours pour maintenir le troupeau sur l’exploitation toute l’année. Enfin de nombreux éleveurs du département montent en alpage en été, et exploitent leurs prairies pour le foin dans le même temps

Ces différents types d’exploitation, liées aux conditions foncières, amènent les éleveurs à privilégier certaines situations et à en abandonner d’autres. Ainsi les alpages les plus accessibles sont très exploités, tandis que d’autres qui nécessitent des transports trop importants pour une ressource moins grande, sont abandonnés. Dans le même temps, l’enrésinement des parcours et les contraintes parfois imposées par les nouveaux propriétaires ferment de fait certains secteurs aux grands troupeaux : « Les troupeaux sont gros, ça fait un surpâturage sur les passages obligés. C’est qu’avec 1700 bêtes, on ne passe pas partout dans les broussailles… ». Enfin, cet élevage ovin déjà fragilisé est confronté depuis peu à l’installation de meutes de loups, provenant du Mercantour. Si les transhumants dont les troupeaux sont toujours gardés en alpage en zone alpine, peuvent se prémunir de certains dégâts, les exploitations de moyenne montagne sont plus vulnérables aux dégâts que le loup causera lorsqu’il s’installera définitivement dans le département.

Dès lors, de nombreux acteurs constatent une situation socio-économique très difficile pour les éleveurs de l’Est du département, allant de pair avec un certain découragement : « Il y a des gens très pauvres en montagne, les agriculteurs au-dessus de 1000 m. Il n’y a pas de politique agricole en leur faveur » ; « L’élevage est pénible, il disparaît. Il faut le faire avec passion, et ils vivent avec des subventions… » ; « Il y a 25 ans, les agriculteurs formaient la majorité des conseils municipaux. Mais le secteur est en train de s’éteindre. Ils ont perdu les nerfs et l’énergie. Ils se foutent de la pérennité des exploitations. Ils ne demandent plus, ils sont passifs, très assistés par les techniciens ». Dans cette situation où les exploitants cherchent à survivre, et envisagent très difficilement la continuité de leurs exploitations, la capacité de l’agriculture à enrayer la fermeture des milieux paraît très compromise.

Pourtant les Contrats Territoriaux d’Exploitation ont cherché à redynamiser ce secteur agricole, en lui confiant notamment une mission de gestion et d’entretien de l’espace par le biais des mesures agro-environnementales. Parmi ces mesures figuraient notamment des opérations de débroussaillage et de fauche, qui devraient permettre de concrétiser un virage dans la profession agricole : le passage d’une logique de production à un rôle d’entretien de l’espace collectif : « Les CTE sont un virage intéressant : prenez une place incontournable, rémunérés et pas subventionnés. Mais il y a une mutation psychologique à faire : le côté productif a du mal à disparaître ». Beaucoup d’agriculteurs se sont intéressés à cette mesure, malgré le travail administratif qu’elle représente. Certaines mesures concernant le paysage ont eu des difficultés à s’imposer au niveau départemental, mais les CTE ont notamment permis de prendre en compte l’impact des bâtiments agricoles sur le paysage dans le Parc Naturel Régional du Verdon. La transformation des CTE en Contrats d’Agriculture Durable (CAD) devrait maintenir l’esprit d’une mutation agricole vers l’entretien des paysages, tout en réduisant drastiquement le nombre de mesures éligibles sur chaque territoire. L’encadrement des CTE par les Parcs Naturels Régionaux et le Parc National du Mercantour, semble avoir été sur ces secteurs un facteur de réussite et de concrétisation de la démarche.

Cependant, le principal problème rencontré par les CTE, et bientôt par les CAD, est le nombre d’agriculteurs en activité au regard de la rapidité du processus de fermeture des milieux. Dans le contexte d’un repli général de l’activité, les exploitants sont potentiellement demandeurs d’une redéfinition du métier, mais les taches supplémentaires qui leur sont demandées paraissent peu compatibles avec les conditions de survie de l’exploitation elle-même. La fermeture des milieux, de ce fait, est une question portée par d’autres acteurs : « L’agriculture, ça passe par les CTE. Mais les agriculteurs sont passifs parce qu’ils savent qu’il y a un staff pour soutenir une agriculture théâtrale pour animer nos régions : elle ne disparaîtra pas. Il y aura toujours des prairies fauchées et des parcours défrichés », estime un technicien forestier. Les chasseurs sont également intéressés à maintenir un milieu ouvert qui favorise le petit gibier, mais pour les mêmes raisons que plus haut, peinent à faire porter aux exploitants agricoles la charge des travaux de débroussaillement, de soussolage, voire la mise en place de cultures à gibier.

Finalement ce sont les collectivités locales, avec l’appui de l’ONF, qui prennent l’initiative des opérations de réouverture des milieux : « C’est un problème qui est mieux approché par les élus et les forestiers, et bien relayé par les collectivités ». L’intervention se concentre alors sur les terrains communaux, et sont cofinancés par l’Europe et les autres collectivités. Le bilan est assez positif d’après un technicien forestier : « Le bilan en superficies couvertes, ça ne fait pas beaucoup, mais les élevages sont vraiment confortés. Il y a des éleveurs qui ont pu rester sur place ». Cette intervention de la collectivité est jugée légitime par la plupart des acteurs, qui suggèrent de lui conférer une vraie responsabilité dans ce domaine.

Cette intervention de la collectivité est le signe que l’agriculture seule n’est aujourd’hui pas en mesure de lutter efficacement contre la fermeture des milieux. Le phénomène s’est poursuivi malgré le maintien du nombre de moutons sur le terrain, parce que les bêtes sont regroupées en grand nombre, parquées parfois, et moins menées sur les parcours : « Avant les troupeaux étaient conduits par des bergers. Aujourd’hui le troupeau fait le tour de la montagne en une semaine ». Dès lors, compter sur l’élevage privé pour enrayer la fermeture n’est pas réaliste : « On ne peut pas revenir sur la fermeture et l’homogénéisation. Le mouton n’est pas adapté pour maintenir les milieux ouverts ici. Il ne fait que retarder, mais c’est inéluctable. On gagne 20 ans peut être » ; « Il y a un gros berger avec 3 500 bêtes, mais il ne peut pas faire faucher. Ca permet un état convenable, mais dans 10 ans c’est du maquis » ; « Le pâturage seul ne suffit pas à empêcher la repousse ».

Si les moutons seuls ne font pas la différence, pour certains acteurs, c’est l’intervention humaine qui peut contribuer à la réouverture du milieu :« Il ne faut pas exagérer, il n’y a pas de catéchisme : pour que le pâturage reste, il faut remettre l’homme. Donc payer ! » estime un éleveur. La question des moyens est notamment soulevée à propos de l’installation de nouveaux agriculteurs : s’il s’agit d’un objectif stratégique au niveau départemental, les jeunes agriculteurs, même aidés financièrement par une dotation spéciale, ne peuvent acquérir le foncier nécessaire au démarrage de l’activité. Un élu reconnaît : « L’avenir agricole, c’est l’élevage, mais quelle est la volonté d’installer des jeunes agriculteurs, et de ne pas en faire des esclaves ? Je ne crois pas à la volonté locale. Pendant des années, on les a installé pour les emmener à la faillite ». Certaines communes ont mis en place des associations foncières pastorales, qui permettent de gérer les parcours avec les propriétaires et évitent les blocages fonciers avec les éleveurs en place. Mais pour l’installation d’un nouvel exploitant, c’est une autre affaire : « Pour l’installation, les communes n’ont pas de moyen. Ce sont des vœux pieux » juge un responsable départemental.

Pour ramener l’homme, les communes disposent cependant de terrains et de formules adaptées pour installer « elles-mêmes » des exploitations en location sur les terrains communaux et domaniaux, qui garantissent un ensemble de services à la collectivité incluant les autres exploitants strictement privés. La gestion de l’écobuage par exemple pourrait être confiée à ce type de personne, dans la mesure où si elle est bien encadrée, cette technique peut stopper l’embroussaillement assez tôt. Mas ce type d’initiative n’est possible que si la commune se voit restituer un vrai pouvoir de gestion sur l’ensemble du terroir communal, et si les autres collectivités sont prêtes à financer et encadrer ces opérations.

Certains acteurs voient cependant dans ces dispositifs plus ou moins innovants une justification bien maigre. La forêt n’est en effet pas un fléau pour celui qui en a la charge, comme le justifie ce technicien forestier : « Moi, j’accompagne la fermeture des milieux. Il ne faut pas être démagogique, on va l’empêcher maintenant, mais si c’est pour laisser des arbres dans 15 ans... La nature a horreur du vide. Alors on va vraiment mettre de l’argent où le milieu a repris ? Non. Le paysage évolue ; le milieu ouvert, c’est lié à une économie bien spécifique : des arbres petits pour faire des fagots. Mais maintenant on veut faire des paysages pour rien ! La crête du Luberon elle devra se fermer un jour. Qui a intérêt à lutter contre ça ? Peut-être les élus, pour avoir les éleveurs au créneau. Mais les propriétaires peuvent très bien décider de laisser le milieu se fermer ». En d’autres termes, le paysage ne serait pas légitime à générer des efforts publics. Compte tenu des moyens nécessaires à maintenir un milieu ouvert sur ce département, la décision d’investir des fonds publics dans cet objectif est effectivement à débattre.